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Hésiode, un maître de vérité

Sur "Les travaux et les jours"

samedi 19 décembre 2015, par Marc Weikmans

Le vers 10 des Travaux et des Jours annonce :

Moi, je vais à Persès faire entendre des vérités.

Longtemps, ces vérités ont été occultées par la vision même que l’on se faisait de l’ouvrage, vu comme un traité d’agriculture — une « sagesse » au mieux — écrit par un poète campagnard, au style rugueux et au bon sens paysan. Mais que penser des « conseils » dispensés : il faut labourer en automne quand on entend le cri de la grue, faire les semailles tardives de printemps quand on entend celui du coucou, acheter des boeufs de neuf ans et un homme de quarante, semer nu… ? Et que faire des mythes qui ouvrent le texte, le mythe prométhéen, le mythe des races, et même, avant eux, le mythe d’Éris ? On a longtemps vu également en Hésiode le porte-parole des luttes paysannes et des conflits opposant les riches et les pauvres. Certes, la « justice des rois » est condamnée régulièrement dans le texte (les « rois » étant les aristocrates-notables des cités qui, à l’époque, sont encore les vrais maîtres, car détenteurs, en même temps que de la propriété foncière, des fonctions de prêtres et de juges).

Et l’amertume d’Hésiode en face de cette « justice » éclate en nombre d’endroits : c’est la fable de l’épervier qui enlève le rossignol, en vertu de la loi du plus fort, pour en faire ce qu’il veut ; c’est l’allégorie de la Justice en pleurs, traînée par les « rois mangeurs de présents » qui la banniront à force de ne pas la respecter ; c’est le désespoir du poète qui ne peut retenir son indignation aux vers 270-272 : « Je veux aujourd’hui cesser d’être jute, et moi et mon fils : il est mauvais d’être juste si l’injuste doit avoir les faveurs de la justice » ; c’est la menace prophétique de la destruction de la « race de fer » — dont Hésiode se lamente de faire partie — à cause de sa mauvaise conduite sociale. Mais, quand Hésiode évoque l’humanité misérable, c’est pour la condamner : « C’est une honte mauvaise qui suit les pas de l’indigent : la bonté est liée au malheur » (vers 316-318). Car on est responsable de sa misère, et le pauvre n’excite aucune.


- Compassion : « mendier à la porte d’autrui pour ne rien obtenir » avec femme et enfants (vers 394, repris vers 400), est une constatation qui n’est assortie d’aucune sympathie. « Bienheureux les pauvres » n’appartient pas aux idées du monde gréco-romain ; et quand s’exerce la philanthropie, plus tard, c’est en faveur d’une communauté, non des nécessiteux — en tant que groupe ou individus. La richesse, pour les Anciens, est nécessaire et bonne, elle est indispensable à la vie heureuse (cf. Odyssée II, vers 358-360). Voilà peut-être la vérité que détient.

Hésiode : quel bonheur en effet pour un , non pas un pauvre au sens de celui qui n’a rien mais un homme libre, possédant une terre, une femme, des esclaves (hommes et femmes), des boeufs, et susceptible de prêter (Persès, le frère du poète, lui emprunte) ? C’est-à-dire : quelle richesse, fondant quel bonheur ?

On ne peut qu’être frappé par la dureté de la vie de labeur menée par le paysan hésiodien. Chaque adresse à Persès, ou presque, s’accompagne de l’injonction « travaille », et le nom est associé en général à ceux de « fatigue » ( ou son pluriel ) , mais aussi ), de « maux », de « misère », de « souci ». Chaque saison — mieux, chaque jour et même chaque moment du jour — est rythmée par les tâches à accomplir, qui ne souffrent jamais aucun retard. Le texte abonde en propositions de temps qui, souvent, s’ouvrent par « dès que », « au moment où », et, toujours, précèdent une principale définissant la nature de l’ouvrage à réaliser. La hantise du temps qui passe n’a, chez Hésiode, rien à voir avec l’épanchement lyrique : elle est hantise de ne pouvoir mener à bien en son temps la tâche spécifique à effectuer ; pas de temps mort, donc, même l’hiver où, vers 495 : Un travailleur courageux peut néanmoins donner un sérieux accroissement à sa maison.

Ainsi, s’asseoir « près de la forge ou du parloir ensoleillé » est un luxe, à cette saison-là aussi, ou une attitude irresponsable, celle de l’indigent ou de qui le deviendra inévitablement.

Et c’est là que le texte peut sembler présenter une contradiction : il établit une liaison entre travail et richesse dès le vers 21, qu’il réitère à maintes reprises :

c’est-à-dire : (L’homme au bras indolent) sent le besoin de labourer le jour où il voit le riche qui s’empresse à labourer, à planter, à faire prospérer son bien : tout voisin envie le voisin empressé.

Et la richesse ( ) est associée au mérite ( ) et à la gloire ( ). Or, en même temps, le travail évite la « faim ardente », les dettes, la mendicité, spectres qui menacent et qu’il faut sans cesse repousser. Les « granges pleines » n’assurent au « serviteur de quarante ans » qu’un « pain à entailles et huit portions » ; et si l’on peut puiser à satiété dans une jarre quand on l’entame ou l’achève — « pauvre économie que l’on fait sur le fond », vers 369 — on doit en être économe au milieu.

Contradiction semblable à celle que contient le « rêve américain », dira-t-on. Pas si simple.

Hésiode, avons-nous dit, possède une terre, une femme, des esclaves, et peut même prêter de l’argent. Mais en même temps, il semble que rien ne soit définitivement acquis : devoir quelque chose, dépendre de quelqu’un pour quoi que ce soit, sont des hantises d’Hésiode. Vivre de ce qu’on a — sinon, rendre exactement ce que l’on a emprunté — voilà le bien, comme si l’indigence et la mendicité guettaient. C’est ce qui explique peut-être le vers 341 : Alors tu achèteras le patrimoine d’autrui au lieu de vendre le tien. qui propose l’alternative curieuse : acheter le patrimoine d’autrui ou vendre le sien, selon qu’on travaille (bien) ou pas, comme si le statu quo n’était pas possible.

Le contexte historique et social pourrait sans doute nous éclairer, mais nous savons peu de choses sur le VIIIème siècle. Incontestablement, toutefois, la crise agraire sévissait, expliquant la peur de la faim dans la Béotie du siècle finissant. Les paysans pauvres recourent à l’emprunt auprès de voisins plus riches, et, dans une société pré-monétaire, des rapports de clientèle s’établissent alors, avec, à la clé, accaparement par les riches des terres de leurs « clients ». C’est sur cette toile de fond que se pose le problème de la richesse et du bonheur tel que l’exprime Hésiode. Il s’agit d’abord de préserver son bien à la fois de la convoitise des pauvres (rappelons que la réforme agraire et la question des dettes ont été des questions majeures jusqu’à Solon) et de l’injustice des riches (les « rois », détenteurs du pouvoir et de la justice). Il faut donc persuader les pauvres que c’est le travail qui procure la richesse et les riches que l’injustice ne paie pas. La « querelle judiciaire » avec Persès, frère du poète ou simple destinataire littéraire, peu importe, permet d’unir les deux questions (les « rois » ont permis à Persès de léser le poète lors de l’héritage) et le recours aux mythes de fonder en droit la position d’Hésiode.

La richesse apparaît ainsi comme la récompense du travail, dispensée par les dieux. D’abord, le travail est une loi imposée aux hommes : Zeus leur a caché c’est-à-dire la vie et ce qui fait vivre, le jour où Prométhée a volé le feu. Le mythe prométhéen est, fondamentalement, un mythe de l’apparition du travail comme mal métaphysique ; chacun doit accepter ce destin inévitable qu’est la part de travail que lui assigne Zeus, quelle qu’elle soit, si inégale soit-elle. Le mal social est un mal métaphysique contre lequel on ne peut rien, vers 303-304 :

Les dieux et les mortels s’indignent également contre quiconque vit sans rien faire. Mais, heureusement, rien qu’en travaillant, (les hommes) deviennent mille fois chers aux immortels, vers 309 ; ou encore, Travaille, fais-toi chérir de Déméter au front couronné, qu’elle remplisse ta grange du blé qui fait vivre, vers 299-301.

Et les mythes, là encore, viennent au secours d’Hésiode : les hommes de la première race sont devenus, « par le vouloir de Zeus, les bons génies de la terre, gardiens des mortels, dispensateurs de la richesse », vers 121-123 :

La propriété est donc le fruit du travail, et est légitime. Il reste à « neutraliser » les riches : dès le prologue, Hésiode s’y emploie : Aisément il donne la force et aisément abat les forts, aisément il ploie les superbes et exalte les humbles, aisément il redresse les âmes torses et sèche les vies orgueilleuses, Zeus qui gronde sur nos têtes, assis en son palais très haut.

Et le châtiment de la démesure, doublet de l’injustice dans le texte, est développé longuement à plusieurs reprises : il occupe pratiquement la totalité des vers 214-284. Une adjonction intéressante : l’injustice des rois entraîne le châtiment de toute la cité.

Le mauvais comportement social des riches rejoint ainsi le mauvais comportement social des pauvres : voler et abuser de son pouvoir sont deux attitudes similaires. La justice, c’est ne pas contester l’ordre social, c’est respecter politiquement et socialement la propriété d’autrui.

Alors, le bonheur sera possible, ou plutôt est possible. Car la peinture antithétique des cités où règne la justice rappelle exactement l’âge d’or que connut la première race d’hommes même si le bonheur des cités justes n’est plus un simple corollaire de la douceur spontanée, de l’angélisme et de l’innocence de l’âge d’or, mais soumission volontaire au travail et à la « justice de Zeus » récompensée par les dieux. Or, c’est ce bonheur qui se trouve à l’horizon du paysan « travailleur » qui se soumet à l’ordre du monde, c’est-à-dire à l’ordre voulu par Zeus, à la fois en travaillant sans relâche et en respectant le cours des saisons.

Rappelons le souhait d’Hésiode aux vers 588-593 : Puissè-je avoir, à l’ombre d’une roche, du vin de Biblos, une galette bien gonflée et du lait de chèvres qui ne nourrissent plus, avec la chair d’une génisse qui a pris sa pâture au bois et n’a pas encore vêlé ou d’agneaux d’une première portée ; et là-dessus, puissè-je, pour boire le vin noir, m’étendre à l’ombre, le coeur satisfait de mon festin…

Rappelons aussi sa peinture de l’été, aux vers 582-586 : Quand fleurit le chardon et quand la cigale bruyante, perchée sur un arbre, répand, au battement pressé de ses ailes, sa sonore chanson, dans les jours pesants de l’été, alors les chèvres sont plus grasses, le vin meilleur, les femmes plus ardentes, et les hommes plus mous.

Il y a là, incontestablement, douceur de vivre, abandon, et presque « sentiment de la nature ». On retrouve d’ailleurs des notations de même teneur tout au long du passage consacré aux travaux des champs, même si elles sont éparses et quelquefois fugitives. On a ainsi l’évocation des « épis [qui], au moment de leur plénitude, ploieront vers la terre » (vers 473), des dons de Dionysos « riches en joies » (vers 614), la peinture en un tableau poétique de l’hiver et des animaux « frissonnants » lorsque s’abat Borée. Et n’oublions pas les vers curieux consacrés à « la jeune fille à la peau délicate qui reste à la maison aux côtés de sa tendre mère, encore ignorante des travaux d’Aphrodite d’or ». Elle baigne son jeune corps, ajoute le poète, l’oint d’huile grasse, avant d’aller s’étendre au fond de sa demeure (vers 520-523).

Ils se trouvent au milieu du tableau de l’hiver. Le bonheur est là, tout près, et Hésiode l’aède sait le suggérer, le faire goûter, donner envie de le connaître et de le voir s’affirmer.

Il est même permis de découvrir dans le texte l’annonce d’autres relations possibles entre les hommes : Celui qui donne de bon coeur, donnât-il beaucoup, est heureux de donner, et son coeur y trouve sa joie1 (vers 357-358).

L’âge homérique est bien fini. La guerre, la force et le vol sont disqualifiés. Un nouvel ordre économique, social, politique naît. Il est à fonder, à légitimer, aux yeux des hommes du VIIIème siècle. C’est ce qu’entreprend Hésiode l’aède, et c’est en ce sens qu’il est un maître de vérité. La cité est à bâtir, elle est à l’horizon du texte.

Armelle Clatin

(1) Le texte et les traductions sont empruntés à l’édition de Paul Mazon, dans la Collection des Universités de France.


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